Company Flow – Funcrusher Plus [1997]

TRACKLIST : (prod. El-P, * prod. Mr Len)
1- Bad Touch Example
2- 8 Steps To perfection
3- Collude/Intrude (ft. Juggaknots)
4- Blind
5- Silence
6- Legends
7- Lune TNS (skit) (prod. Bigg Jus)
8- Help Wanted
9- Population Control
10- Definitive
11- Lencorcism (skit)*
12- 89.9 Detrimental (skit)
13- Vital Nerve (ft. BMS)
14- Tragedy of War (in 3 parts)
15- The Fire In Which You Burn (ft. Juggaknots)
16- Krazy Kings
17- Last Good Sleep
18- Info Kill 2
19- Funcrush Scratch (instru)*

La musique de Company Flow ne se contente pas d’emprunter les chemins balisés par les pionniers du rap. De ce fait elle peut sembler difficile d’accès tant elle paraît éloignée de ce que l’on connaît du genre. Mais peut-être est-ce cette complexité qui fait de « Funcrusher Plus » un disque aussi spécial pour ceux qui le considèrent comme l’un des plus importants de son époque.

Il faut tout d’abord souligner que cet album fait partie des premières sorties du label new-yorkais Rawkus qui, dans la deuxième moitié des 90’s, produisit des artistes peu connus mais dont l’authenticité mettait à mal les productions grand public. Le catalogue de cette période est assez impressionnant : Reflection Eternal, Black Star, les compilations Soundbombing et Lyricist Lounge, Pharohae Monch, High & Mighty. Rawkus révèle alors des rappeurs (Mos Def, Talib Kweli) ou des producteurs (Mighty Mi, Hi Tek) qui feront les beaux jours du label. « Funcrusher Plus » vient encore allonger cette liste et au-delà d’imposer Rawkus comme LE label indé du moment, il révèle surtout les talents de musiciens d’un El Producto (El-P pour les intimes) qui envoie le rap vers le troisième millénaire.
Pourtant ce disque n’est pas le projet d’un seul homme, c’est avant tout le résultat d’une rencontre. Avec l’équipe d’un label donc, mais aussi entre un MC/graffeur (Bigg Jus), un DJ (DJ Mr Len) et El-P à la programmation des machines et au micro. Chacun de ces trois-là possède une approche de sa spécialité qui ne colle pas avec les standards hip hop mais qui se fond à merveille dans le collectif Company Flow.
Les productions saturées et crades, accompagnées par des scratches complètement dissonants, mais révélant une maîtrise technique poussée, s’associent à des rimes souvent hors tempo et dont la profusion contraste avec le dénuement des ambiances sonores. Ici tout n’est qu’apparence, les instrus, sous des dehors froids, sont en fait des accumulations de différentes couches sonores toutes travaillées avec précision.
Les beats cherchent à se différencier de ceux des « anciens », ils deviennent des éléments musicaux à part entière et non plus seulement des bases rythmiques sur lesquelles surfent les rappeurs.
Un morceau comme « Last Good Sleep » donne l’impression d’avoir été composé comme une musique de film (dont El-P est un grand amateur) qui déroulerait ses sombres harmonies derrière une histoire rappée (en l’occurrence celle d’un gamin qui entend sa mère se faire frapper chaque soir). D’autres explorent les possibilités rapologiques de différents instruments, les steel drums dans « Tragedy of War », le sitar indien dans « The Fire in Which You Burn » avec un sample long et entêtant comme s’il était joué live, ou directement les larsens du studio dans « 8 Steps to Perfection ».
Pourtant, malgré toutes ses « déviances », l’album sonne résolument hip hop. Il est poisseux (« Bad Touch Example ») comme les rues de Brooklyn d’où sortent nos lascars, les basses sont grasses (« Silence ») et les beats pesants (« Vital Nerve »), les samples stridents et obsessionnels (« Population Control ») rappellent le stress d’une mégalopole écrasant l’individu aux tympans vrillés par d’incessantes sirènes. Company Flow met en musique la paranoïa des citadins de l’Amérique moderne mais proclame aussi l’avènement des prédictions faites par les auteurs de science-fiction dont ils sont friands. Comme l’indique l’artwork, les hommes ont évolué pendant des millénaires jusqu’à  devenir, dans le monde de Company Flow, des insectes carnassiers manipulés par la technologie aux excès catastrophiques pour la vie sur Terre.
Mais une fois de plus le trio se situe bien dans la sphère rap puisque les lyrics tournent beaucoup autour de l’ego-trip dont les codes sont poussés assez loin par des métaphores très crues ou complètement abstraites (« Legends », « Blind »). De plus, la place laissée au DJ est vaste et accentue l’impression d’architecture sonore structurée dans le chaos. DJ Mr Len expérimente à loisir comme les autres membres du groupe et transforme les sons de El-P depuis ses platines.

L’élaboration d’une sorte de hip hop conceptuel contemporain semble être la finalité de ce disque, il est la charnière entre la tradition des années 90, avec ses rythmiques cadencées, et le rap des années 2000 où l’originalité musicale vis-à-vis d’un style codifié est un maître mot (chez certains du moins).
Après un dernier maxi (« End To End Burners »), un disque instrumental (« Little Johnny From the Hospital » paru en 1999 et réalisé sans Bigg Jus) et avoir quitté Rawkus en 2000 suite à des désaccords artistiques et financiers (le label ayant décidé de privilégier la rentabilité au détriment de la qualité, ce dont il ne se remettra pas), El-P perpétue ailleurs l’héritage Company Flow. « Independant as fuck » dit le livret de « Funcrusher Plus », il s’en va donc créer sa propre structure, Def(initive) Jux (sur laquelle il sortira lui-même plusieurs albums) afin de n’avoir de compte à rendre qu’aux artistes qu’il choisit de signer et au public qui les écoute. Sa sélection est pointue et met en lumière des univers singuliers tels que  ceux de Cannibal Ox (dont il produit remarquablement le premier album), Mr Lif, Aesop Rock, Cage ou Murs.
L’influence de « Funcrusher Plus » est énorme. La sortie de ce disque donne le coup d’envoi d’une course à l’innovation en dévoilant les multiples possibilités d’une approche intègre et personnelle du rap. Aujourd’hui, des artistes comme Antipop Consortium, Sage Francis, DJ Vadim ou MF Doom perpétuent cet état d’esprit au sein d’une scène indé joueuse et inspirée…

A ECOUTER AUSSI : CANNIBAL OX – The Cold Vein [2001]/EL-P – Fantastic Damage [2002]/AESOP ROCK – Labor Days [2001]

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