Wu-Tang Clan – Enter The Wu-Tang (36 Chambers) [1993]

TRACKLIST (clean version) : (prod.  RZA)
1- Shame On A Nuh
2- Clan In Da Front
3- Can It Be All So Simple
4- Method Man
5- Da Mystery Of Chessboxin’ (co-prod.  Ol’ Dirty Bastard)
6- Wu-Tang Clan Ain’t… (co-prod. Method Man)
7- C.R.E.A.M.
8- Protect Ya Neck
9- Tearz

Début des années 90 : le Gangsta Rap californien s’affirme face au classicisme new-yorkais et remporte des succès conséquents, souvent fondés sur une gestion avisée des outrances liées au genre autant que sur le talent des musiciens, celui de Dr Dre notamment. Mais en cette année 1993, le combat entre les deux pôles du hip hop prend une ampleur nouvelle. Sorti de, presque, nulle part (certains au sein du crew connaissent déjà le milieu mais sans avoir réussi à s’y imposer), le Wu-Tang Clan va replacer New York au sommet du rap game.
Ce premier album est un petit miracle, tant par sa spontanéité que par la pérennité qu’il a connue. Il est en quelque sorte l’acte fondateur de la dynastie Wu-Tang qui va envahir la planète à coup de disques imparables, sortis en seulement quelques années et tous réalisés sous la houlette de RZA, producteur de génie et rappeur mystique. La qualité de « Enter The Wu-Tang » est la somme de ses défauts et en fait l’un des succès hip hop parmi les plus improbables. En effet, l’imagerie  développée par cette équipe de 9 rappeurs encore mal identifiés (dans un genre où l’égocentrisme est revendiqué cela pouvait être un handicap), peut sembler obscure. Alliant références aux comics US,  philosophie fantasque héritée des films de kung-fu produits à la chaîne à Hong Kong (que le Wu-Tang dévorait dans des cinémas à bas prix), valeurs sociales piochées chez les 5 percenters (organisation pseudo-religieuse dissidente de la très controversée Nation Of Islam) et scènes quotidiennes « mafieuses », le groupe passe à la moulinette rap toute la culture des quartiers populaires. Pour brouiller encore les pistes et ne pouvant pas totalement se revendiquer d’un des quartiers « fondateurs » du hip hop (Brooklyn, Bronx…), le Wu renomma Shaolin son quartier de Staten Island, sorte de monastère hip hop isolé où les fondements du mouvement seraient conservés par ceux qui le maîtrisent parfaitement.

Ce fouillis de références est le pendant « idéologique » de la variété musicale (certains diront incohérence) proposée par RZA puisque l’habillage sonore fait lui aussi feu de tout bois. Aux titres à la mélancolie lourde (« Can It Be All So Simple » et « CREAM ») qui portent l’album au top des charts, répondent des morceaux où la folie hystérique du crew fait merveille (« Protect Ya Neck », « Wu-Tang Clan Ain’t Nuttin.. ») sur des instrumentations stridentes aux rythmiques solides. Pour d’autres, RZA remet au goût du jour les artistes soul admirés par ses parents (Ann Peebles et Syl Johnson par exemple) en triturant des portions de titres ainsi tirés de l’oubli (« Tearz », « Shame On A Nuh »). Ajoutez à ceci des dialogues de film apparaissant à l’improviste, un mixage approximatif (certains titres semblent être encore en chantier 20 ans après) et des éléments sonores dissonants, vous obtiendrez une vision surréaliste et psychotique de ce que le Wu-Tang appelle rap.

Mais le réel tour de force de ce disque est de réussir à faire adhérer au « moule » Wu-Tang des MC’s aux personnalités vocales si différentes et fortement marquées. Raekwon, Inspectah Deck (souvent considérés comme les deux meilleurs lyricistes) et Ghostface Killa représenteraient le côté classique et racailleux du hip hop new-yorkais tandis que GZA et Masta Killa (absent ici pour cause d’incarcération) se montrent plus froids et cérébraux. RZA et Ol’ Dirty Bastard seraient quant à eux l’émanation schizophrène des rues de la Grosse Pomme, accompagnée par la caution hardcore des timbres gutturaux de U-God et Method Man (le seul à avoir un titre solo). Malgré des thématiques et des flows bien identifiables, tout ce petit monde s’adapte parfaitement au projet du chef d’orchestre RZA (déjà à l’œuvre dans la gestion de personnalités fantasques au sein de Gravediggaz) qui les laisse s’épanouir au sein d’un collectif uni.

Pour beaucoup ce disque est un manifeste inaltérable du rap new-yorkais de l’époque (marquant l’abandon de l’afro-centrisme gentillet en vogue jusque-là) avec cet équilibre parfait entre profusion créative et rigueur sombre, inventivité des instrus à la fois abordables et martiales et rappeurs aux rimes affûtées. 9 titres pour 9 barbares à la conquête du monde puisque presque tous leurs premiers projets solos, signés chacun sur d’autres labels (condition pour que le label Loud obtienne le groupe dans sa totalité, originalité initiée par RZA et devenue banale aujourd’hui), seront des classiques qui annoncent le renouveau de la Côte Est et la vague d’opus inoubliables qui y seront produits au même moment (Nas, Mobb Deep…).

Le Wu-Tang n’a pas fait mieux depuis (malgré un très bon deuxième album) puisque ensuite le Wu s’est un peu perdu dans la gestion de l’empire construit sur ce disque séminal. Trop de groupes, pas forcément au niveau, se sont revendiqués du crew, faisant baisser sa cote. De plus, la mainmise exclusive de RZA sur la partie musicale dont la qualité sembla baisser à chaque livraison finit par lasser ses acolytes qui se sont alors lancés dans des choix artistiques hasardeux (Raekwon par exemple). Pour couronner le tout, Ol’ Dirty Bastard décède en 2004, mettant un terme définitif au Wu-Tang dans sa version originale. Il n’aura donc pas vu son groupe reprendre des couleurs avec le très correct « 8 Diagrams » en 2007. De là où il est, il doit pourtant être fier d’avoir participé à l’un des monolithes les plus imposants du hip hop américain…

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